Nicolas Debaive, membre du réseau, a participé au Forum national des lieux intermédiaires et indépendants. Il vous propose son « Retour sur… » l’évènement.
Du 2 au 4 décembre se déroulaient à Tours les rencontres des lieux intermédiaires et indépendants (LIIs) sur « l’Art et la Culture dans le moment tiers-lieux ». Co-organisé par le 37ème Parallèle – qui accueillait l’événement – et la Coordination nationale des lieux intermédiaires et indépendants (Cnlii), ce 4ème forum se donnait pour objectif de partager sur la nécessaire mutation de nos imaginaires et sur la place de la pratique artistique dans un monde qui bouge vite, très vite. A l’heure où le réseau des tiers-lieux de Bourgogne-Franche-Comté souhaite proposer un espace d’échange sur ces thématiques, ce rendez-vous s’est confirmé comme incontournable. Merci aux organisateurs pour ces trois jours !
De quoi on parle ?
Les lieux intermédiaires et indépendants (LIIs) sont des initiatives collectives d’artistes et d’habitants qui existent depuis la fin des années 70 et qui s’inscrivent notamment dans le mouvement des friches culturelles. Bien plus que de simples lieux de culture, ces espaces de travail mutualisés, ouverts à tous les citoyens, mettent néanmoins l’art et le sensible au cœur de leurs préoccupations. Leur raison d’être : accompagner les pratiques artistiques dans une démarche de coopération et d’utilité sociale avec et au bénéfice des territoires où ils sont implantés. Organisés au niveau national, ils sont rassemblés au sein de La Coordination Nationale des lieux intermédiaires et indépendants (Cnlii). A ce jour, plus de 230 lieux, signataire de la charte et référencés sur le site de la Cnlii, s’engagent dans une démarche de communs, à partager et documenter leurs pratiques à l’échelle nationale mais aussi aux échelles régionales lorsque les dynamiques existent. Depuis 2018, la Cnlii est animée par Artfactories/autresparts (Afap).
Le programme
Avec le développement des tiers-lieux depuis le début des années 2010, une forme de distance semble s’être créée avec les acteurs des LIIs, des friches culturelles mais aussi des squats, des Nouveaux Territoires de l’Art, des fabriques artistiques, etc. Bien que le mouvement des tiers-lieux se soit en grande partie inspiré de ces initiatives et qu’une majorité des lieux partage des principes communs (tels que la collaboration horizontale, l’hybridation des pratiques par exemple), il faut reconnaitre que ce réseau naissant est néanmoins très hétérogène, où la culture semble s’être parfois diluée. Bénéficiant d’une dynamique extrêmement forte, l’appellation tiers-lieux serait notamment susceptible de gommer les diversités et les singularités. En tout cas, c’est une crainte que de nombreux collectifs de LIIs partagent. Dès lors, il est intéressant d’échanger sur la place de l’Art de la Culture dans le « moment tiers-lieux » et du rôle des LIIs dans ces nouvelles dynamiques.
Plus d’informations sur le programme
Retour général
Le rapport au travail
En réaction aux crises multifactorielles que nous traversons, la crise écologique au premier chef, un mouvement a émergé. Traduit dans les médias par le terme « bifurquer », il implique des changements forts ; de nouvelles manières de travailler, de consommer, d’habiter le monde. Bifurquer c’est notamment l’appel qu’ont lancé cet été une frange d’étudiants de grandes écoles (AgroParisTech, HEC, Polytechnique notamment) au moment où il s’agissait pour eux d’imaginer leur carrière. Or le fait de traiter le sujet dans des rencontres consacrées aux tiers-lieux n’est pas anodin. Car pour beaucoup, ils concentrent ces imaginaires et ces envies de redéfinir le rapport au travail. Utopie ou réalité ?
Traités de façon transversale et dans des ateliers ou plénières qui leur étaient dédiés, les enjeux de bifurcation ont résonné tout le long du forum. Parce que le travail, tel qu’il est organisé de nos jours, génère des troubles, des doutes, de la précarité, beaucoup appellent à décorréler le revenu de l’emploi. Ainsi, la mise en place d’un revenu de base universel et inconditionnel a été interrogé ; pour libérer le temps, pour reconnaitre la valeur sociale de la coopération, pour rompre aussi les logiques de surproduction. Tout comme, dans le même temps, a été posé un constat inquiétant : les actions collectives bénéficient de moins en moins de financements. L’incompatibilité des deux démarches a d’ailleurs été soulevée sans que l’assemblée s’en saisisse. Il a également manqué d’une analyse claire et impartiale de ce qui se joue vraiment, tant dans les tiers-lieux que les lieux intermédiaires et indépendants. Suite au prochain forum ?
La place de la Culture dans le moment tiers-lieux
Les tiers-lieux suscitent un intérêt grandissant. De la part d’actifs en perte de sens, de collectivités mais aussi des tutelles qui prennent conscience peu à peu du phénomène. Un phénomène pourtant inspiré par ce qu’incarnent les lieux intermédiaires et indépendants et dont aujourd’hui ils ont le sentiment d’être dépossédés, parfois même « singés ». Car si les LIIs abordent l’art et le sensible au travers des usages, il est reproché à certains tiers-lieux de transformer cette expérience en « offre culturelle », de publiciser voire de privatiser certaines pratiques jusque-là ancrées dans le champ de la coopération.
Bien sûr, il existe dans le paysage des tiers-lieux une frange qui se définit davantage au regard de l’offre qu’au regard des valeurs, une frange qui valorise la dimension entrepreneuriale davantage que la coopération. Mais ne voir les tiers-lieux qu’au travers de ces lunettes-là est trompeur. Non seulement une majorité partagent les principes de gouvernance partagée, de co-construction et d’hybridation d’activités mais il a aussi été rappelé le postulat que les tiers-lieux ne sont pas une fin en soi mais un outil ; un outil au service de toutes celles et ceux qui habitent l’écosystème au sein duquel le lieu évolue. Comme soulevé dans le rapport du Pestacle : « Paradoxalement, ce n’est pas le lieu qui fait tiers-lieu, ce sont les idées, le projet. Le lieu et les personnes qui y sont associées agissent alors comme des vecteurs qui permettent à ces idées, au projet d’essaimer dans le territoire ».
Le terme de « tiers-lieu culturel » a notamment fait l’objet de débats. Qu’est-ce qu’il recouvre en comparaison des LIIs ? Est-ce qu’il vient dévoyer ou au contraire est-ce qu’il vient poursuivre voire amplifier les dynamiques de communs dans lesquelles s’inscrivent les LIIs ? Le sujet est d’importance, puisqu’un tiers des tiers-lieux situe son action dans le champ culturel (d’après le dernier rapport de France tiers-lieux, sur plus de 700 lieux répondants, 27% des tiers-lieux se définissent comme « laboratoire artistique, friche culturelle, lieux intermédiaires »). Faut-il davantage parler de « tiers-lieux de pratiques artistiques et culturelles » comme le suggère le CRESS Centre-Val-de-Loire ? Comment se saisit-on de ce sujet dans notre région de Bourgogne-Franche-Comté ? La logique nous conduirait évidemment à vouloir travailler ensemble.
La collaboration entre tiers-lieux et LIIs est d’autant plus évidente que le Ministère de la Culture, représenté lors de ces journées, prend peu à peu conscience du phénomène que représente le tiers-secteur. Si les financements ne sont pas comparables à ceux alloués aux établissements labellisés, les pratiques mises en œuvre par les LIIs et les tiers-lieux culturels sont de plus en plus reconnues et soutenues. Ainsi, la DGCA (Direction générale de la création artistique au Ministère de la Culture) a, depuis 2015, mis en place un programme, doté de 2,3 millions d’euros, autour des Ateliers de Fabriques Artistiques. En 2021, une étude réalisée auprès des 120 AFA – et qui doit conduire à la publication d’une feuille de route – confirme le tiers-secteur comme levier essentiel de la politique culturelle. En parallèle, la DG2TDC (Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle au Ministère de la Culture) expérimente la mise en place d’un fond d’innovation territorial. Lancé en 2022 et doté de 2,6 millions d’euros, ce fonds soutient notamment une quarantaine de projets de tiers-lieux engagés dans une dynamique de participation des citoyens.
Lien vers le rapport de France Tiers-Lieux
Focus sur… la recherche-action
La recherche-action, telle qu’elle a été présentée à l’occasion d’un atelier, est une démarche dynamique visant à construire, autour d’une communauté apprenante, un savoir situé vecteur de dialogue et de transformation. Elle part notamment du principe que les savoirs issus du terrain et de la recherche sont d’importance équivalente dès lors qu’il s’agit de transformer la société. Comment la démarche est-elle appréhendée aujourd’hui au sein des LIIs et des tiers-lieux. Rapide revue autour de deux exemples : la coordination régionale des LIIs de Bretagne (le réseau Hybrides) et la Friche la Belle de Mai à Marseille.
Fondé en 2016, le réseau Hybrides fédère aujourd’hui une quinzaine de structures. Financée par la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) et la Région, la démarche de recherche-action a été initiée dans le but de mieux faire connaitre les actions des LIIs sur le territoire mais aussi d’engager une réflexion partagée. Deux axes en particulier ont été retenus : (i) l’accompagnement artistique et des acteurs culturels par les Hybrides et (ii) la relation entretenue par les Hybrides avec le territoire. Accompagnée par deux personnes aux compétences complémentaires (Aurélie Besenval, coordinatrice du réseau Hybrides et Cécile Offroy, sociologue en charge de l’observation et de la ressource à Opale et maitresse de conférences associée à l’Université Sorbonne Paris Nord, rattachée à l’IRIS-EHESS), les référents des LIIs sont devenus chercheurs. Invités à « enquêter » dans d’autres lieux que le leur, toutes et tous témoignent d’une expérience fondatrice à la fois pour eux-mêmes mais aussi pour le réseau.
La Friche la Belle de Mai est un tiers-lieu rassemblant 65 structures au sein du quartier paupérisé de la Belle de Mai à Marseille. Dans le cadre de son nouveau schéma d’orientation coopératif – mis en place pour « penser la Friche dans le futur » – le collectif, organisé en SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif), souhaite expérimenter la mise en place du labo-friche, un lieu de recherche-action. L’idée générale est d’installer, physiquement au sein de la Friche, un espace tiers rassemblant chercheurs, résidents et citoyens. Proposé aux financements de l’ANR (Agence Nationale de la Recherche), le projet qui a été déposé vise notamment à élaborer un protocole d’enquête. Il inscrit par ailleurs une rémunération des citoyens-chercheurs au titre du droit d’auteur.